L'ambition qui a conduit du mémorandum Marjolin de 1962 au Traité de Maastricht était celle d'une union économique et monétaire. Ceux qui n'ont pas connu cette époque, ni lu la littérature sur l'intégration publiée depuis la fin des années.quarante ne peuvent pas savoir qu'union économique voulait dire "union de politique économique" ou "politique économique commune".

C'est la condition sine qua non de la viabilité d'une monnaie unique dans une zone qui n'est pas optimale. On me dira qu'il fallait attendre que la zone soit optimale, mais les économistes de l'intégration disent aussi que la seule zone optimale est une union complète, politique. Or, la France a fermé cette porte, jusqu'à nouvel ordre en 1954. Comme une économie européenne gouvernée, à la différence d'une monnaie, ne se crée pas d'un coup d'un seul, il fallait donc créer le besoin de l'union économique, donc budgétaire et politique, en créant sciemment une monnaie sans Etat dont il faudrait garantir la viabilité dans l'intérêt de tous. C'était parier sur la raison, donc sur la nécessité d'un budget européen suffisant, d'un Trésor, d'un système commun de gouvernement représentatif, d'une souveraineté limitée, mais réelle, à l'échelle de la zone.

D'autres ont parié, et nous savons bien lesquels, sur "la rationalité illimitée des marchés", et l'absence de pouvoir politique légitime pour mettre en place un dispositif absurde, où l'espace monétaire et financier européen était ouvert à tous vents sans disposer des instruments le protégeant du pouvoir dissymétrique du dollar, livrant l'espace économique européen à une concurrence éhontée des Etats (régimes salariaux, sociaux et fiscaux) et des peuples (où l'autre, Européen ou pas, devient de nouveau un ennemi). Fischer a représenté la première option. Delors est le naïf qui "espérait" le social sans vouloir le budget! Tommaso Padoa Schioppa, en tant qu' économiste, banquier central et ministre, a été l'interprète le plus clair et le plus cohérent de l'option fédérale contre les néo-libéraux de tout poil (des libertariens assumés aux convertis de la troisième voie). Encore une fois, une monnaie est une monnaie, certes, mais c'est un contrat social. Qu'on le veuille ou non, elle lie les Européens. Ce n'est donc pas un échec, mais une de ces "solidarités de fait" que les constructeurs d'Europe n'ont cessé de vouloir. Je ne ferai à personne le reproche de ne pas le voir, il faut être hétérodoxe, du côté de l'économie politique, avoir lu Keynes, pour avoir une compréhension moderne de ce qu'est la monnaie. C'est tout l'objet, plus près de nous, des travaux de Minsky, d'Orléan ou d'Aglietta. La source de la désintégration économique de la zone euro, de l'enrichissement de l'Allemagne exportatrice et de ses rentiers sur le dos des autres, donc de l'échec de la zone euro en dehors d'Allemagne, et de la paupérisation et de la précarisation des couches populaires en Allemagne même, réside dans l'absence de stabilisateurs automatiques (fiscalité et dépenses fédérales) et, si l'on se place dans une perspective intergénérationnelle, d'investissements à long et à très long terme; qui ne sont plus à la portée des Etats nationaux et que le marché ne sait pas décider, Cet échec-là n'est pas plus irrémédiable que n'est irrésistible l'ascension des dictateurs. C'est la souveraineté nationale (allemande ou pas), c'est-à-dire la division politique de l'Europe, qui entretient cette source d'enrichissement de l'Allemagne aux dépens des autres. Ce n'est pas l'euro en soi. Pour les riches, ceux qui ont la capacité de spéculer sur notre dos, l'idéal serait la division monétaire.

Il est étonnant de voir autant de "voix du peuple" épouser leurs intérêts. Comme les titulaires de hauts revenus n'ont de cesse de les évader, l'idéal reste la division fiscale (euro ou pas). Pour les salariés et les pauvres, la "dévaluation compétitive" des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix sans euro, ne valait pas mieux qu'avec l'euro l'actuelle "déflation compétitive". Le mal est autre. Pour le surmonter, la seule voie, c'est la démocratie (pas au sens limité de la démocratie seulement élective, ni de l'illusion de la démocratie directe, au sens plébiscitaire, dont le Brexit devrait nous guérir, mais au sens d'une démocratie active et permanente, par exemple au sens de Rosanvallon), car nous sommes tout simplement plus nombreux que les riches, ou que les fauteurs de haine. Premier pas, si possible, démocratiser la procédure budgétaire commune du "semestre européen" et formation d'un front de toutes les forces disposées à réhabiliter la puissance publique et sa capacité de décision et d'action dans l'Union européenne, dans la zone euro et dans les Etats membres. Etape suivante: constituante européenne.

di Bernard Barthalay